CERN70 : Savourer la soupe primordiale
18 octobre, 2024 · View in English
Le 7 novembre 2010, des noyaux d’atomes de plomb se percutent pour la première fois dans le Grand collisionneur de hadrons (LHC). Dans la salle de contrôle d’ALICE, l’expérience du LHC spécialisée dans l’étude des collisions d’ions lourds, l’atmosphère est à la fête. Un nouveau chapitre s’ouvre pour le programme d’ions lourds du CERN, démarré 25 ans plus tôt.
Dans les années 1980, des travaux théoriques indiquent en effet que des collisions à haute énergie d’ions lourds, tels que des noyaux d’or ou de plomb, permettraient de recréer un état de la matière qui aurait existé au tout début de l’Univers, le plasma quarks-gluons. Moins de 10 microsecondes après le Big Bang, l’Univers était trop chaud et trop dense pour que les quarks et les gluons se lient entre eux et forment les protons et les neutrons, les constituants des noyaux des atomes tels que nous les connaissons. Les quarks et les gluons évoluaient librement dans une sorte de soupe primordiale dénommée plasma quarks-gluons.
En 1986, les premières expériences du programme démarrent avec des noyaux relativement légers, tels que des noyaux d’oxygène et de soufre, projetés par l’accélérateur SPS sur des cibles d’éléments plus lourds, comme l’or ou le plomb. Elles collectent des indices prometteurs, mais sans résultats concluants sur l’existence de la fameuse soupe primordiale. À partir de 1994, un deuxième programme démarre avec des faisceaux d’ions plomb. Au total, sept grandes expériences (et d’autres plus petites) mesurent différents aspects des collisions. L’ensemble des résultats collectés par ces expériences permettent au CERN d’annoncer la découverte d’un « nouvel état de la matière » en février 2000. Parallèlement, le Laboratoire de Brookhaven aux États-Unis démarre son collisionneur d’ions lourds relativistes (RHIC). En 2005, le laboratoire annonce avoir observé le plasma quarks-gluons, et les caractéristiques relevées sont inattendues. Le plasma se comporte comme un liquide presque parfait avec une viscosité quasiment nulle.
Au CERN, pendant ce temps, les collaborations du Grand collisionneur de hadrons préparent l’assemblage de leurs détecteurs. En 1993, un groupe de scientifiques mené par Jürgen Schukraft a en effet proposé la construction d’un détecteur consacré à l’étude des collisions d’ions lourds, afin de poursuivre le programme démarré quelques années plus tôt au SPS. Dénommée ALICE (A Large Ion Collider Experiment), l’expérience est conçue pour identifier la multitude de particules émises par les collisions d’ions lourds. Avec les premières collisions de protons, puis d’ions de plomb en 2010, ALICE démarre l’exploration de l’interaction forte et du plasma quarks-gluons.
En quinze ans de fonctionnement, ALICE, avec les autres expériences du LHC, a produit une grande quantité de résultats détaillés permettant de mieux comprendre l’état de la matière au tout début de l’Univers. L’expérience a par exemple étudié le comportement du plasma, déterminant les caractéristiques de son écoulement. Elle a également observé le phénomène d’atténuation des jets (« jet quenching »), qui révèle la perte d’énergie des quarks et des gluons dans le plasma, et a défini de manière plus précise la production des diverses particules dans les collisions d’ions lourds.
Témoignage
Il a fallu 20 ans pour construire le détecteur ALICE, 40 minutes pour acquérir les premières données, une heure pour procéder à une analyse préliminaire, deux jours pour obtenir des résultats (presque) définitifs, et trois jours pour se mettre d'accord sur la liste des auteurs. C'était parti! le voyage d'exploration d'ALICE au pays des merveilles de la physique avait commencé pour de bon.
Jürgen Schukraft
Après deux années aux ISR (Anneaux de stockage à intersections), Jürgen Schukraft a intégré le programme d'ions lourds du CERN quand celui-ci a commencé l'acquisition de données en 1986. Jürgen a travaillé sur les expériences de la zone Nord NA34 et NA45 avant de rejoindre les équipes d'ALICE, l'expérience consacrée aux ions lourds auprès du Grand collisionneur de hadrons, dont il a été le premier porte-parole de 1993 à 2011.
« Le début du programme d'ions lourds au CERN, dans les années 1980, a été à la fois enthousiasmant et déroutant. Avec le SPS, nous avions une énergie bien plus élevée, et nous pensions que cela pourrait suffire à créer un plasma quark-gluon. Il y avait donc une ambiance style “ruée vers l'or”, mais personne ne savait vraiment ce que nous allions découvrir, ni quand. Durant les premiers jours, la télévision autrichienne envoya une équipe au CERN pour filmer en direct la « première détection du plasma de quarks et de gluons. » Ils sont repartis déçus, réalisant que cela prendrait du temps...
Certes, nous avions trouvé deux signatures correspondant à la prédiction d'un plasma quark-gluon, mais les premiers résultats étaient peu clairs. Il fallait améliorer la théorie, et disposer de plus de données. À partir de 1994, nous avons été en mesure d'utiliser des ions lourds (plomb), ce qui a fait toute la différence. De plus, une nouvelle génération de détecteurs faits sur mesure ouvrait de nouvelles possibilités, et les éléments indiquant que nous étions en train de découvrir quelque chose de différent s'accumulaient. Début 2000, le CERN annonçait des “preuves décisives” d'un nouvel état de la matière. Et pourtant, nous ne savions toujours pas avec certitude si ce « nouvel état » était enfin le véritable plasma de quarks et de gluons ou simplement un précurseur, ou même un imposteur.
Les regards se sont alors tournés vers le Laboratoire national de Brookhaven (BNL), avec le démarrage du Collisionneur d'ions lourds relativistes (RHIC) à l'été 2000. En 2005, le BNL annonçait la découverte d'un état de la matière supplémentaire : un « liquide parfait interagissant fortement », une substance encore plus fluide (c'est-à-dire présentant encore moins de frottements internes) que l'hélium superfluide. À la même époque à peu près, le SPS confirmait une autre prédiction cruciale : la « fusion » des masses des hadrons dans le plasma quark-gluon. On obtenait aussi une mesure très précise de la température de ce plasma, qui s'avérait très supérieure au niveau prédit. À ce moment-là nous avons compris, après-coup, que nous avions été en présence de plasma quark-gluon pendant tout ce temps.
Au CERN, nous étions occupés à inventer de nouvelles technologies de détecteur pour le LHC, à construire et à assembler la gigantesque (pour nous) expérience ALICE, et à écrire des milliers de pages de documents techniques. Après une première tentative qui avait tourné court l'année précédente, le LHC a enregistré ses premières collisions au cours d'un bref essai proton-proton en novembre 2009. La salle de contrôle d'ALICE, archi-comble, éclatait en applaudissements à l'apparition sur l'écran du premier événement de collision. L'image était prometteuse, les détecteurs fonctionnaient et c'était l'aboutissement de décennies de préparation.
Un jeune homme assis tranquillement au fond de la salle avait, à lui tout seul, reconstitué et analysé les 284 (!) événements captés pendant le test. En l'espace d'une heure, il avait interrompu la fête avec le premier véritable résultat de physique, à savoir la densité de particules produites. Cela avait l'air intéressant, et, le lendemain, littéralement sous la douche, j'ai eu l'idée folle d'essayer de pousser cela vers une publication. Les jours suivants ont été les plus intenses et les plus euphoriques de ma vie. Le détecteur avait bien fonctionné, mais, bien sûr, ce n'était pas parfait. Lors de réunions très denses, deux fois par jour, avec l'appui d'une équipe de quelques dizaines de personnes sur pied jour et nuit, nous avons résolu un par un tous les problèmes. L'article a été soumis le cinquième jour, une minute après minuit, une semaine avant les premières collisions du programme de physique du LHC. Il a fallu 20 ans pour construire le détecteur ALICE, 40 minutes pour acquérir les premières données, une heure pour procéder à une analyse préliminaire, deux jours pour obtenir des résultats (presque) définitifs, et trois jours pour se mettre d'accord sur la liste des auteurs. C'était parti ! le voyage d'exploration d'ALICE au pays des merveilles de la physique avait commencé pour de bon.
Quelle aventure ! Dans les années qui ont suivi, le programme d'ions lourds du LHC nous a permis de résoudre la plupart des énigmes qui demeuraient en suspens. En particulier, nous avons compris que les fluctuations troublantes de la réduction de la production de charmoniums était une conséquence imprévue du plasma quark-gluon. Grâce aussi aux résultats issus de collisions d'ions lourds venant des trois autres grandes expériences du LHC, nous avons mesuré les propriétés du plasma quark-gluon avec une précision croissante. Et dès le début, alors qu'on en était encore aux faisceaux de protons, nous avons eu une autre surprise : la première découverte faite au LHC, et peut-être la plus inattendue. Une corrélation faible, mais distincte, à très longue portée, entre particules, jamais observée précédemment dans des collisions de particules élémentaires, a été annoncée en 2010 devant un amphithéâtre rempli, par le porte-parole de CMS, avec ces mots d'excuse : “nous présentons ce signal à l'examen de la communauté scientifique parce que nous n'avons pas réussi à le faire disparaître”... Ce résultat mystérieux a suscité de nombreuses explications différentes, pour la plupart insatisfaisantes ou spéculatives, voire carrément bizarres. Aujourd'hui, après une multitude de mesures minutieuses et détaillées, y compris, tout particulièrement, dans les collisions proton-noyau, et en s'appuyant sur de grandes avancées de la théorie, nous interprétons cette corrélation - apparaissant de manière inattendue dans les « simples » collisions proton-proton - comme le précurseur ou le point de départ de phénomènes liés à la matière chaude et dense que nous considérions comme étant le territoire exclusif des réactions d'ions lourds.
Nous comprenions très peu alors ce que nous observions dans ces premières collisions d'ions légers au SPS ; quarante ans après, nous explorons et testons régulièrement, avec un détail et une précision remarquables, la chromodynamique quantique, qui est la théorie de l'interaction forte, dans la situation où cette interaction est effectivement forte. Au passage, nous avons trouvé les traces et l'ombre portée du plasma quark-gluon partout où nous avons regardé, y compris dans les systèmes les plus légers. Ce sont là les surprises que nous réserve l'exploration de la Nature aux limites des connaissances. Cela a été un privilège – et un plaisir – de participer pendant si longtemps à cette aventure.
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Cette entrevue est tirée en partie de l'ouvrage « infiniment CERN » publié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire du CERN. La mise à jour a été réalisée en 2024 par Jürgen Schukraft.