L'accélérateur LEP dans le tunnel souterrain
Le Grand collisionneur électron-positon a été en exploitation de 1989 à 2000. Il utilisait initialement des cavités radiofréquence sphériques en cuivre, que l’on voit ici, qui ont été remplacées par des cavités accélératrices supraconductrices en 1995. (Image : CERN)

Le premier projet de Grand collisionneur électron-positon (LEP) est présenté au Conseil du CERN en juin 1980, après l’élaboration de plusieurs concepts à des énergies et longueurs différentes. Le projet prévoit une énergie de 50 gigaélectronvolts (GeV) par faisceau et une circonférence de 27 km, et utilise le PS et le SPS comme pré-accélérateurs.

Après négociation avec les États membres, une version « minimale » est adoptée en 1981. L’idée ? Concevoir le LEP comme une « machine évolutive » : après une première phase en tant qu’usine à Z (la particule Z ne sera découverte que deux ans plus tard), l’énergie du LEP peut, dans une seconde phase, être doublée en incorporant des cavités accélératrices supraconductrices.

Le 13 septembre 1983, le président français François Mitterrand et son homologue suisse Pierre Aubert donnent le coup d’envoi à la construction du LEP. Enfoui à 100 mètres sous terre, sur 27 km de circonférence, cet accélérateur allait devenir le plus grand au monde. C’est la plus formidable entreprise de génie civil de l’histoire du CERN, et le plus vaste chantier européen avant le tunnel sous la Manche.

Évidemment, « caser » un anneau souterrain de cette taille entre la chaîne montagneuse du Jura et le lac Léman n’est pas une tâche facile, et le tracé doit finalement passer à la lisière du Jura, section dans laquelle le chantier rencontre bien des difficultés. Par ailleurs, pour des raisons géologiques, le LEP est incliné de 1,4 %, devenant ainsi le premier collisionneur incliné ! Finalement, après quelques péripéties, la boucle est bouclée en février 1988.

L’autre exploit du génie civil du LEP tient à sa précision. Les éléments de l’accélérateur doivent être positionnés avec une précision de 0,1 millimètre les uns par rapport aux autres, ce qui implique l'excavation d’un tunnel quasi parfait et l’utilisation d’outils et de techniques aux frontières de l’existant.

Parallèlement à l’approbation et à la construction du LEP, un programme expérimental est mis en place. L’intérêt suscité est considérable, mais seules quatre expériences peuvent être approuvées. L’organisation de ces expériences, ou « Modèle LEP », est une première en termes de collaboration internationale de grande échelle, les groupes y participant étant issus des quatre coins du monde.

Témoignage

Au début, le LEP se heurta à une importante opposition des populations environnantes. […] Pour améliorer la situation, un grand nombre de cadres du CERN passèrent un temps considérable à réaliser des présentations dans tous les villages voisins.
Herwig Schopper
Homme devant une carte géographique
Herwig Schopper devant le plan final du LEP en 1982. (Image : CERN)

Herwig Schopper arrive au CERN au début des années 1970 pour diriger la division de Physique nucléaire. Il préside ensuite pendant plusieurs années le Directoire du centre de recherche nucléaire allemand DESY. Il est Directeur général du CERN de 1981 à 1988, période durant laquelle le Grand collisionneur électron-positon (LEP) est approuvé et construit.

« Ma première expérience personnelle liée au LEP fut un examen rigoureux auquel me soumit le comité du Conseil. L’une des délégations était opposée à ma nomination, craignant que je favorise le site allemand de DESY pour le LEP, aux dépens du CERN. Je m’expliquai sur mes intentions, après quoi le délégué en question reçut de nouvelles instructions par téléphone pendant la pause-café et je fus élu à l’unanimité ; la procédure d’approbation du LEP pouvait commencer.

Alors que l’approbation du LEP était encore incertaine, Margaret Thatcher visita le CERN. À son arrivée, elle m’informa qu’elle voulait être traitée comme collègue scientifique et non comme Premier ministre. Elle me surprit en me demandant pourquoi nous avions l’intention de construire une machine circulaire plutôt que deux collisionneurs linéaires frontaux, question fort pertinente démontrant que sa visite était extrêmement bien préparée.

Savoir laquelle de ces deux options est la plus favorable pour une énergie de faisceau donnée est une question d’optimisation délicate. Je lui expliquai que dans le cas du LEP, une machine circulaire était plus intéressante financièrement. Elle accepta mon argument et me demanda quelle serait la taille du tunnel du prochain projet. Comme je lui répondais que le tunnel du LEP serait le dernier anneau du CERN, elle me répliqua : “Pourquoi devrais-je vous croire ? Lors de ma première visite au CERN, John Adams m’avait dit que le tunnel du SPS serait le dernier.” Toutefois, lors d’une conférence de presse, elle déclara qu’elle avait été convaincue que les fonds du CERN étaient utilisés à bon escient et le Royaume-Uni approuva le projet.

Au début, le LEP se heurta à une importante opposition des populations environnantes. Nous découvrîmes que cela était dû à une absence d’information, car beaucoup de gens pensaient que le N de CERN avait un lien avec l’énergie nucléaire. Pour améliorer la situation, un grand nombre de cadres du CERN passèrent un temps considérable à réaliser des présentations dans tous les villages voisins.

Deux gardes-frontières sous terre avec une personne voyageant sur un monorail suspendu au plafond
L'un des quatre monorails du LEP suspendus au plafond du tunnel de l’accélérateur, long de 27 km. Ces trains circulaient dans le tunnel pour transporter les matériaux et les travailleurs. Les douaniers suisses et français ont été photographiés dans le tunnel pour symboliser le fait que le LEP franchissait la frontière franco-suisse à six endroits différents. (Image : Peter Ginter/CERN)

Toutefois, je m’inquiétai particulièrement lorsque Denis de Rougemont, écrivain suisse de renom, publia des articles stipulant que le LEP était inhumain, gigantesque et n’était pas nécessaire à la société. C’était surprenant, car Denis de Rougemont avait fondé juste après la guerre le Centre européen de la culture, où des hommes politiques discutèrent de la manière dont les scientifiques européens pourraient réapprendre à collaborer de manière pacifique. Cette initiative politique, peu connue, était l’un des éléments qui avaient conduit à la fondation du CERN. J’invitai donc Denis de Rougemont à déjeuner pour m’entretenir avec lui de ses objections. Finalement, nous parvînmes à résoudre les difficultés et je lui promis d’expliquer le rôle essentiel qu’il avait eu dans la création du CERN au cours d’un débat public.

Nous avons toujours essayé de baser nos décisions sur des arguments rationnels. Toutefois, lorsqu’il fallut décider de l’emplacement des deux expériences ALEPH et DELPHI cette méthode échoua. Nous décidâmes donc de jouer cette question à pile ou face, lors d’une réunion du Directoire, en présence des deux porte-paroles, Jack Steinberger et Ugo Amaldi. Après avoir lancé la pièce, Jack, en expérimentateur consciencieux, vérifia qu’elle avait bien deux côtés différents. »

 

Des moments-clés de l’histoire du LEP. (Video : CERN)

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Cet entretien est adapté du livre « Infiniment CERN » publié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire du CERN. Herwig Schopper a récemment fêté son 100e anniversaire. Regardez l'enregistrement du symposium qui lui a été consacré (en anglais) et lisez son livre (en anglais), à la fois mémoire et biographie, récemment publié en libre accès.