CERN70 : Les particules à la trace
26 mars 2024 · View in English
Partie 6 de la série CERN70. Pour en savoir plus : cern70.cern
Madeleine Znoy fut l’une des personnes chargées d’examiner les films des chambres à bulles afin d’identifier les événements intéressants
Dans les années 1960-70, la chambre à bulles et la chambre à étincelles dominent les techniques d’enregistrement des trajectoires des particules en physique expérimentale des hautes énergies. Les images produites – de simples photographies – sont examinées par un personnel formé pour repérer les trajectoires intéressantes, les « scanneurs ».
Le programme de chambres à bulles du CERN débute en 1959, lorsque la chambre à hydrogène de 30 centimètres enregistre sa première image. En parallèle, un projet plus ambitieux encore a déjà débuté : la construction d’une chambre de 2 mètres, qui entre en fonction en 1965. En douze ans de service , cette « grande » chambre produira plus de 40 millions de photographies et consommera 20 000 kilomètres de pellicule (la moitié du tour de la Terre !).
Le CERN utilise pour la première fois des chambres à bulles pour étudier les interactions des neutrinos. Ces études conduisent à la construction de la Grande chambre à bulles européenne (BEBC), avec ses 20 mètres cubes d’hydrogène liquide, et de Gargamelle, qui permet la découverte des courants neutres faibles – un succès exceptionnel.
L’expertise acquise en ingénierie et en cryogénie a servi à la construction des grands détecteurs du Grand collisionneur électron-positon (LEP) et du Grand collisionneur de hadrons (LHC), et les collaborations établies alors furent le point de départ de la coopération internationale qui prévaut aujourd’hui.
Témoignage
C’était un travail de détective. Il y avait toujours quelque chose à apprendre. Le “scanning” nous a permis d’observer visuellement les particules élémentaires sur une table, grâce aux traces qu’elles laissaient, et de découvrir cette physique.
Madeleine Znoy
Madeleine Znoy fut une « scanneuse » du CERN, une personne chargée d’examiner les films des chambres à bulles afin d’identifier les événements intéressants. Elle a ensuite travaillé pour l’expérience OPAL auprès du LEP, puis pour la coordination électronique de l’expérience ATLAS auprès du LHC.
« Notre travail consistait à observer la trajectoire des particules sur les photos prises à l’intérieur des chambres à bulles. L’examen de ces photos se faisait suivant des critères établis par les physiciens. Au début, cette opération s’effectuait manuellement, avec un crayon et une feuille de papier pour noter la position des interactions, comme sur une carte (A-3, B-4), et leur description (nombre de traces, désintégration, ionisation, énergie…). Puis les appareils de mesure se sont perfectionnés, ils ont été reliés à un ordinateur. Les données étaient enregistrées et envoyées directement à un programme de reconstruction, qui renvoyait un message demandant un complément de mesure, des corrections, ou indiquant qu’il était satisfait.
Le “scanning” fonctionnait 24 heures sur 24, car il y avait énormément de films à dépouiller. De 7 heures à 22 heures, des opératrices étudiaient les photographies, et de 22 heures à 7 heures du matin, des hommes, souvent étudiants par ailleurs, prenaient le relais. Les périodes de travail ne duraient que quatre heures, car c’était très fatigant pour les yeux. Nous étions dans le noir complet, avec trois projecteurs pour éclairer les films à observer. Chaque événement était en effet analysé sur trois vues différentes, par trois caméras. Nous pouvions scanner des centaines de photos par période de roulement. J’ai même battu un record : 750 photos en quatre heures ! Les physiciens ont d’abord pensé que c’était impossible, que j’avais dû oublier des événements intéressants. En réalité tout était correct et ils ont été bien surpris !
C’était un travail de détective. Il y avait toujours quelque chose à apprendre. Le “scanning” nous a permis d’observer visuellement les particules élémentaires sur une table, grâce aux traces qu’elles laissaient, et de découvrir cette physique.
Participant toujours aux expériences dès leur début, je prenais part au développement et à la mise au point de nouveaux systèmes de mesure. Quand un système entrait en production, je passais à une nouvelle expérience avec un nouveau système et une autre équipe. Enfin, j’appréciais le contact avec les physiciens, les techniciens et la collaboration avec d’autres laboratoires. Nous étions jeunes et pleins d’enthousiasme. Nous travaillions beaucoup, mais nous savions nous amuser. C’était une bonne époque… »
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Cet entretien est adapté du livre « Infiniment CERN » publié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire du CERN.