Les surprises du Modèle standard aux hautes énergies
16 DECEMBER, 2020 · View in English
Dans ce septième volet de la série Dix ans de physique au LHC, nous découvrons les étonnants phénomènes du Modèle Standard aux hautes énergies
Robuste. C’est l’adjectif favori des scientifiques du Grand collisionneur de hadrons (LHC) pour qualifier le Modèle standard. À en chercher les failles avec opiniâtreté, ils ont pu éprouver depuis 10 ans l’extrême solidité de cette théorie qui décrit les particules et les forces. Les physiciennes et physiciens des particules savent pourtant que ce modèle élaboré dans les années 1970 comporte des lacunes. Ils cherchent par conséquent une théorie plus large qui permettrait de résoudre certaines énigmes et misent, pour ce faire, sur le LHC. Pourtant, hormis la magistrale découverte du boson de Higgs, aucune nouvelle autre particule n’a été mise en évidence, ni de phénomène extraordinaire qui ouvrirait la voie vers une théorie plus aboutie.
Sont-ils découragés pour autant ? « C’est tout à fait l’inverse, sourit Nadjieh Jafari, co-responsable du groupe top de l’expérience CMS. Nous avons de nombreux territoires à explorer avec le LHC, c’est une période passionnante. » En s’aventurant aux énergies les plus élevées jamais atteintes, les physiciens observent de nombreux phénomènes qui leur étaient auparavant inaccessibles.
À nouvelles énergies, nouveaux phénomènes
Le physicien d’ATLAS s’intéresse par exemple aux jets transversaux à haute énergie de quarks et de gluons. Ces gerbes peuvent contenir des particules massives tels que des bosons faibles W et Z, les particules messagères de la force faible. « Ces nouvelles observations ouvrent des champs de recherche sur la structure de tels jets, pour mieux comprendre l’interaction forte, mais également l’interaction électrofaible quand un boson W ou Z est émis », indique Jonathan Butterworth. L'image ci-dessus montre un événement enregistré par l'expérience ATLAS en 2016 au cours duquel deux jets à haute énergie sont émis (les cônes jaune et vert).
Les expériences examinent donc chaque centimètre carré de ce nouveau territoire, à la recherche de processus prédits mais extrêmement rares, jamais observés, ou mieux encore, inattendus. Parmi eux, ATLAS et CMS observent la fusion et la diffusion de bosons électrofaibles, des interactions très rares. Ces événements produisent des bosons W et Z qui fusionnent pour donner une autre particule, ou rebondissent (diffusent) l’un contre l’autre. « C’est comme si le LHC devenait un collisionneur de bosons faibles ; ce sont des phénomènes nouveaux à ces énergies », souligne Paolo Azzurri, co-responsable du groupe Modèle standard de CMS.
Autre observation sous ces latitudes, la production simultanée de trois bosons faibles. Ce phénomène, qui ne survient qu’une fois sur environ 100 milliards de collisions de protons, est environ 50 fois plus rare que la production d’un boson de Higgs. Ces interactions offrent également un nouvel outil pour sonder le Modèle standard et l’interaction faible, transmise par les bosons W et Z. « Le programme de fusion et diffusion des bosons a débuté récemment, indique Andrew Pilkington, physicien de l’expérience ATLAS. Il reste un long chemin à parcourir entre l’observation et les mesures de précision pour éventuellement déceler des écarts. »
Les promesses des particules virtuelles
Les physiciens mesurent le plus précisément possible la fréquence de ces phénomènes (leur section efficace) et la comparent avec les prédictions théoriques. Un écart pourrait indiquer la présence de nouvelles particules. Si des particules inconnues existent, elles sont peut-être en effet trop massives pour être produites au LHC. Mais l’obstacle peut être franchi grâce à leur comportement quantique. « En théorie quantique des champs, tout ce qui n’est pas interdit peut survenir, explique Claude Duhr, théoricien du CERN. Des particules trop massives pour être produites réellement peuvent apparaître et disparaitre furtivement lors d’une interaction. » Ces particules sont dites virtuelles : elles interviennent dans l’interaction, mais ne sont pas détectées directement. « On peut déduire leur présence car elles influent sur l’interaction. Par exemple, on pourrait observer un excès d’événements lors d’une interaction qui signalerait la présence de particules virtuelles », poursuit Claude Duhr. D’où la nécessité de mesurer très précisément les interactions afin de comparer les résultats aux prédictions théoriques.
Une grande difficulté pourtant est de disposer de prédictions théoriques précises. Car, à cause des particules virtuelles, il n’existe pas une, mais plusieurs possibilités de produire des particules lors d'une collision de proton. Il faut non seulement prendre en compte les processus directs (l’ordre dominant, « leading order » ou LO) au cours desquels ces particules sont directement produites sans aucune contribution des particules virtuelles, mais aussi les processus qui seraient engendrés via apparition d’une particule virtuelle (deuxième ordre, « next-to-leading order » ou NLO), ou encore par l’apparition de deux particules virtuelles (troisième ordre, « next-to-next-to-leading order » ou NNLO), et ainsi de suite. Ces processus incluant l’apparition de particules virtuelles sont plus fréquents lorsque l’interaction forte entre en jeu (ce qui est le cas dans les collisions de protons) et lorsque l’énergie est élevée. Les prendre en compte s’avère crucial, spécifiquement pour certaines interactions, comme la production de boson de Higgs.
Ces calculs théoriques dits « perturbatifs » sont cependant très complexes et ont nécessité le développement d’outils mathématiques, encouragés par les résultats expérimentaux du LHC. « Il nous a fallu quatre années à quatre personnes pour réaliser le calcul de production du boson de Higgs à l’ordre supérieur au NNLO », explique Claude Duhr, spécialistes de ce domaine. Or les physiciens étudient de multiples interactions au LHC, ce qui pousse les théoriciens à réaliser de nombreux calculs perturbatifs pour permettre une comparaison avec la théorie.
Pour ne rien simplifier, les prédictions théoriques reposent également sur une bonne connaissance du proton. Paradoxalement, le proton qui compose toute la matière qui nous entoure, est un système complexe, dont la structure est mal connue. Les trois quarks sont collés par la force forte qui agit par échange de gluons, les particules messagères de l’interaction forte. Connaître, à une énergie donnée du proton, la distribution de cette énergie parmi les composants du proton (que l’on appelle aussi les partons) est tout sauf simple. Or l’information est importante pour connaître les conditions initiales, autrement dit l’énergie disponible lors de la collision. « Les impressionnants volumes de données du LHC ont permis d’améliorer grandement la compréhension de la structure du proton », souligne Giorgio Passaleva, physicien de l’expérience LHCb.
Le Top, un effet massif
Parmi toutes les études du Modèle standard, celles portant sur le quark top occupent une place privilégiée. Le top est le plus massif des quarks, presque 100 000 fois plus massif que le quark up, le plus léger. Il a par conséquent un couplage très fort avec le boson de Higgs ; c’est en effet le mécanisme associé à ce boson qui confère la masse aux particules élémentaires. Comme le quark top est par ailleurs sensible aux forces forte, faible et électromagnétique, il peut être produit via une myriade de processus. C’est donc un candidat idéal pour explorer les nouveaux territoires d’énergie du LHC.
Florencia Canelli, co-responsable du groupe de physique du top de l’expérience CMS, a commencé à travailler sur le sujet en 1998 au Fermilab, trois ans après que le laboratoire américain a découvert le quark. Le Tevatron a mené les études pionnières pour en définir ses caractéristiques. Mais depuis 10 ans, le LHC offre un excellent terrain d’observation pour le quark top. En l’espace de quelques années seulement, ATLAS et CMS ont pu mesurer la masse du quark top avec une excellente précision.
Les hautes énergies du LHC offrent également la possibilité d’étudier la production de quarks top avec des particules massives comme les bosons W et Z. « Ou encore la production simultanée de quatre quarks top, un phénomène tout à fait extraordinaire », confirme sa collègue Nadjieh Jafari, qui travaille sur le sujet depuis 2008 et co-dirige le groupe d’analyse du quark top de CMS.
L’étude du quark top est privilégiée dans les recherches de physique au-delà du Modèle standard. Des particules inconnues dont la masse serait plus élevée devraient se désintégrer en quark top. « Le top ouvre une fenêtre vers les théories au-delà du Modèle standard car beaucoup d’entre elles prévoient de nouvelles particules qui se désintègreraient en quarks top ou dans les mêmes états finaux que ceux du quark top », confirme Francesco Spano, co-responsable du groupe d’analyse du quark top d’ATLAS.
L’étude des interactions avec cette particule très spéciale est loin d’être terminée. Wolfgang Wagner, physicien de l’expérience ATLAS, montre un tableau indiquant les différents processus de production du quark top au LHC et les analyses réalisées pour chacun d’entre eux. Dix-neuf des quarante-huit cases du tableau sont marquées d’une croix indiquant que le processus a été étudié. « Il y a dix ans, nous étions au début de l’étude de la production de paires top-antitop, le plus accessible des processus. Aujourd’hui, nous avons dépassé la précision de la théorie pour ce processus, mais il en reste de nombreux autres à examiner », confie-t-il.
D’étranges assemblages
En explorant ces nouveaux territoires d’énergie, LHCb a déniché des assemblages exotiques de quarks dans lesquels quatre, voire cinq quarks, sont liés par l’interaction forte. D'après le modèle des hadrons, il existe deux catégories de particules composites : les mésons, composés de paires contenant un quark et un antiquark, et les baryons, comme les protons, contenant trois quarks.
Dans leur modèle des quarks proposé en 1964, Murray Gell-Mann et George Zweig postulaient également l'existence possible d'hadrons exotiques tels que des tétraquarks et des pentaquarks. Dès 2010, LHCb révélait un premier tétraquark, suivi de plusieurs autres au cours des dix dernières années. En 2015, l’expérience créait la sensation en annonçant la découverte d’un premier pentaquark. En 2019, un second pentaquark était identifié. « Ces systèmes exotiques sont si extrêmes et étranges qu’ils ont éveillé l’intérêt des théoriciens », explique Giovanni Passaleva, physicien et ancien porte-parole de LHCb. Et de fait, l’apparition de ces hadrons exotiques a suscité des recherches afin de comprendre leur mécanisme interne.
« L’étude de ces assemblages exotiques est un autre outil pour tester le modèle des hadrons et la chromodynamique quantique, la théorie de l’interaction forte », ajoute Tatsuya Nakada, physicien et ancien porte-parole de l’expérience. Les données expérimentales sur les hadrons exotiques vont permettre d’améliorer la compréhension de la chromodynamique quantique à basse énergie, qui décrit notamment les états liés de quarks.
Les physiciennes et physiciens de LHCb poursuivent l’examen ce petit coin du Modèle standard, à l’instar des milliers de scientifiques du LHC lancés dans l’exploration des espaces ouverts par le LHC. Même si les volumes d’événements délivrés par le LHC sont déjà phénoménaux, de grandes quantités de données sont encore nécessaires pour comprendre ces nouveaux phénomènes en détail.
Car si le Modèle standard est robuste, les scientifiques s’arment de patience et de précision pour en débusquer les limites.