Genève, le 21 novembre 1994. Les premiers faisceaux d'ions plomb les faisceaux les plus énergétiques qui aient jamais été produits sont maintenant disponibles au CERN1 pour l'expérimentation. Il s'agit d'un grand pas en avant vers la connaissance de la matière qui constituait l'Univers moins d'un millionième de seconde après sa naissance. La nouvelle installation à ions lourds du CERN ouvre également une nouvelle période de recherche pour le Laboratoire dans ce domaine.
Depuis plusieurs années déjà, les scientifiques du CERN s'efforcent de recréer ce qu'on appelle le plasma quark-gluon, c'est-à-dire la matière de l'Univers primordial. Dans ce but, ils ont accéléré des ions soufre et oxygène jusqu'à des énergies très élevées et ils les ont projetés sur des cibles fixes. Le plomb, avec une masse atomique de 208 comparée à 32 pour le soufre, est de loin le noyau le plus lourd qui ait été accéléré jusqu'à présent, et il transporte donc bien plus d'énergie: on atteint le chiffre extraordinaire de 35 TeV. Dans la collision, qui crée la plus forte densité d'énergie depuis le Big Bang, cette énorme quantité d'énergie est concentrée dans un espace très restreint où un plasma quark-gluon est susceptible de se former. Selon la théorie, cette "soupe" de particules existait avant que l'Univers se soit suffisamment refroidi pour provoquer la condensation de la matière.
Selon nos connaissances actuelles, les quarks existent aujourd'hui uniquement sous forme d'amas qui constituent les hadrons, c'est-à-dire les particules qui subissent l'interaction forte, comme les protons ou les neutrons. Cependant, aux densités d'énergie extrêmement élevées qui sont créées dans les collisions d'ions plomb, l'idée qu'un quark déterminé appartienne à un hadron déterminé perd toute signification. Les quarks existent par eux-mêmes, et puisque les gluons sont les médiateurs des interactions fortes, le mélange de particules est un plasma quark-gluon. Selon Helmut Haseroth, chef du projet d'accélération d'ions plomb, ³La plus belle récompense de notre enthousiasme et de nos efforts viendra de la physique: ce sera la découverte au CERN du plasma quark-gluon...²
La nouvelle installation à ions lourds du CERN se compose de plusieurs systèmes spécialement réalisés à cet effet et d'accélérateurs déjà existants et interconnectés, eux-mêmes transformés. Les ions plomb sont accélérés à la fois par un nouvel accélérateur linéaire, par le Synchrotron injecteur, le Synchrotron à protons et le Supersynchrotron. Mais comme le Synchrotron à protons accélère aussi des protons, des antiprotons, des électrons et des positons, l'injection des ions plomb doit trouver sa place dans ce programme. Un système de synchronisation complexe permet l'accélération successive de toutes ces particules, si bien que le Synchrotron à protons du CERN est peut-être le plus diversifié de tous les accélérateurs de particules en service dans le monde.
1. Le CERN, Laboratoire européen pour la physique des particules, a son siège à Genève. Ses Etats membres sont les suivants: Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République slovaque, République tchèque, Royaume-Uni, Suède et Suisse. La Fédération de Russie, Israël, la Turquie, la Yougoslavie (statut suspendu après l'embargo de l'ONU, en juin 1992), la Commission des Communautés européennes et l'UNESCO ont le statut d'observateur.2. L'installation du CERN représente pour les scientifiques la meilleure chance d'observer le plasma quark-gluon avant la fin de ce millénaire.