Higgs10 : Les trois quarts du chemin ont déjà été parcourus
Par : Matthew Chalmers
25 mai, 2022 · View in English
Dans la troisième partie de la série Higgs10, nous voyons comment la découverte directe des bosons W et Z au SppS en 1983 a apporté un soutien expérimental conséquent à l'existence du boson de Higgs
Ce n'était pas la première fois, ce 4 juillet 2012, que des physiciens se pressaient dans l'amphithéâtre du CERN pour assister à l’annonce de la découverte d'une nouvelle particule élémentaire. Le 20 janvier 1983, Carlo Rubbia, porte-parole de l'expérience UA1 au collisionneur Spp-barS, présentait, sous des applaudissements enthousiastes, six événements candidats pour le boson W, la particule électriquement chargée porteuse de l'interaction faible et responsable de la désintégration radioactive. Au cours d’une scène similaire, l'après-midi suivant, Luigi Di Lella, membre de l'expérience UA2, présentait quatre événements candidats pour ce même boson. Tout comme le boson Z et le photon (dépourvu de masse), le W est l'un des trois bosons « de jauge » porteurs de l’interaction électrofaible, dans une théorie unifiée qui requiert l'existence d'une quatrième particule dite « scalaire » : le boson de Higgs.
Une décennie plus tôt, le détecteur Gargamelle avait fourni des indices indirects sur l'existence du boson Z, poussant la communauté à rechercher des indices directs de l'existence de bosons électrofaibles massifs. Mais les masses prédites, d'environ 80 et 90 GeV pour le W et le Z respectivement, étaient hors de portée des expériences de l'époque. En 1976, Carlo Rubbia, Peter McIntyre et David Cline suggérèrent de modifier le Supersynchrotron à protons (SPS) du CERN, pour faire de cet accélérateur à un faisceau un collisionneur capable de faire entrer en collision des faisceaux de protons et d'antiprotons, augmentant ainsi considérablement l'énergie disponible. Simon van der Meer avait déjà trouvé un moyen de produire et stocker des faisceaux denses de protons ou d'antiprotons, et sa méthode de « refroidissement stochastique » servant à réduire la dispersion d'énergie et la divergence angulaire des faisceaux avait pu être validée aux anneaux de stockage à intersections (le premier collisionneur de hadrons du monde). Nombreux furent les sceptiques à l’époque, le CERN préférant notamment promouvoir l'innovant Grand collisionneur électron-positon (LEP).
Pierre Darriulat, ancien porte-parole d'UA2, écrivait en 2004 dans la revue CERN Courier : « La volonté de découvrir le W et le Z était tellement forte que la plupart d’entre nous, même les plus patients, ne pouvaient se satisfaire d’attendre des années pour concevoir, mettre au point et construire le LEP. Un coup d’œil vite fait (et bien fait espérait-on) sur les nouveaux bosons aurait été particulièrement apprécié. Mais lorsque des collisionneurs proton-proton, comme les anneaux de stockage à intersections supraconducteurs, ont été proposés à cet effet, la Direction du CERN les a "tués dans l’œuf", au motif qu’ils retarderaient, ou pire, compromettraient le projet LEP. Mais cette objection ne tenait pas face au collisionneur proton-antiproton dans la mesure où il ne nécessitait pas de construire un nouvel anneau de collision et pouvait être proposé en tant qu’expérience... Un autre argument a également permis au projet proton-antiproton de briser le tabou du LEP : il était fort probable que si Carlo n’arrivait pas à rallier le CERN à son idée, il aurait plus de succès au Laboratoire Fermi. »
Les détecteurs UA1 et UA2, construits autour du tube de faisceau du Spp-barS pour chercher les signatures des particules W et Z, ont commencé à acquérir des données de collision en 1981. La confirmation par l’expérience de l'existence du boson W, annoncée le 25 janvier 1983 lors d'une conférence de presse au CERN, fut suivie quelques mois plus tard par la découverte du boson Z. Ces résultats, couronnés l'année suivante par le prix Nobel de physique décerné à Carlo Rubbia et à Simon van der Meer, vint ajouter de l’eau au moulin des tenants du boson de Higgs. Les trois bosons résultent en effet du même champ de Brout-Englert-Higgs (BEH) (représenté sous la forme d’un « chapeau mexicain ») ; c’est ce champ BEH qui a brisé la symétrie électrofaible une fraction de nanoseconde après le Big Bang, laissant l'Univers avec une espérance quantique dans le vide non nulle. Alors que l'Univers est passé d'un état symétrique (sommet du chapeau) à une configuration plus stable (rebord du chapeau), trois des quatre composantes mathématiques du champ BEH ont été absorbées pour donner leur masse aux bosons W et Z (alors que le photon restait dépourvu de masse), la quatrième composante (correspondant à une oscillation sur le rebord du chapeau mexicain) étant le boson de Higgs.
En 1983, dans l’hypothèse où le Modèle standard électrofaible et le mécanisme de Brout-Englert-Higgs étaient corrects, les trois quarts du champ BEH avait déjà été découverts. Le LEP a poursuivi ses mesures détaillées des propriétés des bosons W et Z, ce qui nous a permis de débusquer progressivement le « dernier quart ». Le Modèle standard ne prédit pas la masse du boson de Higgs. Pour la trouver, un détecteur encore plus puissant allait être nécessaire. Grâce au discernement de John Adams, directeur général du CERN en 1977, le tunnel du LEP avait été conçu avec une largeur suffisante pour pouvoir héberger le collisionneur proton-proton qui contribua, 35 ans plus tard, à la découverte du boson de Higgs, dernier quart du mystérieux champ scalaire, qui est présent dans tout l'Univers et donne leur masse aux particules élémentaires.