C'est à 9 h 30, le 10 septembre 2008, qu'est injecté le premier faisceau du LHC, sous le regard des médias du monde entier. Moins d'une heure plus tard, un faisceau effectue le tour complet de l'anneau, suscitant une grande émotion dans le Laboratoire. C'était la fin d'une longue attente. Cette première page de l’histoire du LHC focalisait l'attention au sein du Laboratoire, et une nouvelle ère de la recherche semblait sur le point de commencer. Cependant, ce sentiment d'euphorie devait être de courte durée.
Dans les jours qui suivirent, tout se déroula sans accroc, puis arriva la catastrophe : au cours d'une montée en énergie, l'une des 10 000 connexions supraconductrices entre les aimants ne résista pas, entraînant des dégâts considérables. Il nous fallut plus d’un an pour rétablir la situation.
Démarrer une machine telle que le LHC en public était une expérience inédite, mais nous n'avions guère le choix. Jamais la physique des particules n'avait autant attiré l'attention des médias qu'au cours des mois et des semaines précédant le démarrage. Quelques individus actifs sur les réseaux sociaux avaient agité les esprits en prétendant que le LHC créerait un trou noir capable d'avaler l'Univers, et la presse s'intéressait beaucoup à la question. Il était clair que les journalistes viendraient au CERN de toute façon, donc nous les avons invités, en nous disant qu'il valait mieux qu'ils soient présents dans le Laboratoire au moment de l'événement, plutôt qu'à l'extérieur, en train d'expliquer que le CERN démarrait sa machine à trous noirs derrière des portes closes. Plus de 300 organes de presse ont répondu à l’appel. La chaîne BBC Radio 4, par exemple, a consacré une journée entière, ce qui était sans précédent, à un reportage en direct du CERN, et on estime qu'un milliard de personnes ont suivi les opérations lorsque j'ai donné le compte à rebours avant le premier faisceau. Moi qui pensais m'adresser aux scientifiques présents dans l'Amphithéâtre principal...
Cette magnifique journée du 10 septembre a mis le CERN au centre de l'attention du public, et la défaillance d'une interconnexion entre aimants, une semaine plus tard, a fait en sorte qu'il y reste. L'effort humain que représente la physique des particules a toujours suscité une certaine fascination, et dans l'ensemble, les médias n’ont pas été trop durs avec nous. Mais mon sentiment fut que l'aspect le plus important était ignoré.
Le LHC est une machine unique en son genre. Comme tout accélérateur aux énergies limites, il est son propre prototype, et sa construction a constitué un long apprentissage depuis le début. Malgré la gravité de l'incident survenu en septembre 2008, ce n'était en fait qu’une étape de plus – certes, très marquante – sur un long chemin d'apprentissage. Comme toujours dans ces cas-là, l'équipe du LHC était à pied d'œuvre dès le lendemain pour nous permettre de réparer dès que possible. Nous avons pu rapidement cerner le problème, et nous disposions des éléments de rechange nécessaires. Cela nous a pris un an pour réparer, mais nous avons su tout de suite ce que nous avions à faire.
Il est réconfortant de voir que, au sein de la communauté mondiale de la physique des particules, on fait face aux revers avec confiance et de manière constructive. En 2004, alors que venions d'installer tout un secteur de la ligne de distribution cryogénique (QRL), une défaillance est survenue et nous avons dû retirer cette ligne du tunnel. Pour moi, c'était beaucoup plus grave que l'incident de 2008, car cela entraînait une réorganisation complète du planning d'installation, pendant que l'entreprise contractante réglait le problème, avec une aide considérable du CERN. Notre directeur général de l'époque, Robert Aymar, était ingénieur de formation, et il a parfaitement pris la mesure du problème. C'est à lui que revient le mérite d'avoir su dégager les ressources nécessaires pour que nous puissions tout remettre sur pied. C'est également grâce à lui que nous avons maintenant le Linac 4, élément clé du projet HL-LHC, dont la construction a commencé pendant son mandat. Par la suite, en 2007, l'un des triplets internes (aimants chargés de la focalisation des faisceaux avant le point de collision) n'a pas résisté à un test sous haute pression dans le tunnel du LHC. Il faut saluer la rapidité avec laquelle les équipes du CERN ont su proposer une solution innovante et élégante, et la mettre en œuvre avec l'aide de collègues du Fermilab, du KEK et du Laboratoire national Lawrence Berkeley.
Après des opérations de réparation et de consolidation, le 29 novembre 2009, les faisceaux circulaient à nouveau dans le LHC, et la mise en service a pu aller jusqu’au bout. Les expériences avaient disposé d'une année supplémentaire pour se préparer, et même s’il ne fait aucun doute qu’elles auraient préféré avoir du faisceau en 2008, elles étaient ainsi parfaitement au point pour l'acquisition de données. Comme dit le proverbe, à quelque chose, malheur est bon. Cette fois, le démarrage s'est fait très rapidement. La chaîne d'injection a fonctionné parfaitement, comme toujours, avec une performance même supérieure à ce que nous avions prévu : on peut saluer nos prédécesseurs, qui ont construit ces machines au fil des décennies, en commençant dans les années 1950. Nous avions aussi beaucoup appris du LEP, et l'instrumentation a été fortement améliorée. Le programme de physique du LHC, à une énergie initiale de 3,5 TeV par faisceau, a commencé pour de bon en mars 2010.
Mon domaine, c'est la physique des accélérateurs, mais je voudrais néanmoins terminer en parlant des expériences. Ce n'est pas seulement le LHC qui a porté la technologie au-delà des limites de tout ce qui avait jamais été fait auparavant. Comme les équipes chargées de l'accélérateur, les collaborations pour les expériences avaient elles aussi beaucoup appris de leurs prédécesseurs. La génération précédente d'expériences auprès de collisionneurs de hadrons devait gérer des luminosités plus faibles de deux ordres de grandeur, elles devaient compter avec environ un million de canaux de lecture, alors que les expériences du LHC en ont jusqu'à 100 millions, et leurs débits et volumes de données étaient également beaucoup plus faibles. C'est grâce aux efforts d'une collaboration mondiale et pluridisciplinaire que le projet LHC a si bien répondu aux attentes, dès le début de l'acquisition de données, commençant au cours des premiers mois de fonctionnement par confirmer les mesures sur tout ce que nous savions déjà sur le Modèle standard de la physique des particules, avant de produire de nouvelles découvertes. Mais ceci est une autre histoire.